Knights in Black [Black Knight]

Un homme et un enfant parcourant ensemble les rues bondées de Manhattan en ce début de soirée, cela n'a pas de quoi attirer l'attention pas vrai ? Des milliers de pères et de fils font pareil trajet quotidiennement, anonymes au milieu de la foule, sans personne pour leur chercher des noises. Même ces petites ruelles, pourtant propices au crime dans nombre de quartiers de la ville, sont réputés comme calmes, paisibles par ici.

Si c'est le cas, alors pourquoi Eddie Brock se sent-il sous le feu des projecteurs, observé de toutes parts, angoissé comme jamais ? Peut-être à cause de ce qui les pourchasse depuis plusieurs semaines déjà, d'un bout à l'autre du pays, sans relâche. Peut-être, aussi, parce qu'Eddie Brock n'est pas un père avec son fils. Ou plutôt si, il l'est, mais le fils en question l'ignore. Dylan l'ignore. Le mensonge créé de toutes pièces par son grand-père Carl et sa mère Anne a résisté aux affres du temps, une solidité à toute épreuve qui arrange bien l'ancien super-vilain, incapable pour le moment d'assumer pareille responsabilité. Du moins, c'est ce qu'il croit.

Le flash lumineux d'un phare de voiture lui donne l'impression de distinguer une silhouette, à sa gauche, dans le coin de son œil. Un fantôme, rouge, blanc et noir s'évanouit si tôt que son regard se braque dessus.

Pas bon ça. Pas bon Eddie.

L'homme ferme les yeux un instant, le temps de prendre une profonde respiration. Son majeur et son pouce viennent pincer l'arête de son nez, dans le vain espoir de calmer ce qui peut l'être. Bien sûr que ce n'est pas bon. Il n'a pas besoin de la voix dans sa tête pour savoir qu'avoir des hallucinations n'a jamais rien annoncé de bien.

Tu stresses trop. Il faut que tu te reposes. Nous sommes en sécurité ici.

Non. NON. Ils ne le sont pas. Pas encore. Pas tant qu'ils n'auront pas atteint la cache. Elle n'est plus très loin, juste quelques kilomètres, une bagatelle pour le sportif d'exception qu'il est. Une bagatelle... s'il ne devait pas s'occuper de son enfant. Qui compte plus tout à ses yeux. Pour qui il ralentit tous ses gestes, tous ses déplacements, toutes ses émotions, tout. Tout pour lui permettre de suivre, jusqu'à être libéré des démons que Venom a lâché sur lui.

- Eddddie. fait une petite voix plaintive à côté de lui.

Dylan Brock n'est qu'un gosse, d'à peine douze ans. De taille moyenne, bien qu'assez costaud pour son âge, il ne s'illustre en rien par rapport aux autres mômes de son âge. Pourtant, il est peut-être la chose la plus importante sur cette planète, aux yeux de son père. Et, étrangement, aux yeux du symbiote.


Eddie pose une main ravagée par les affres d'une vie compliquée sur l'épaule encore enfantine, couverte par le tissu bleu d'un hoodie une taille trop grand piqué sur une corde à linge. Voler, ce n'est pas beau. Laisser un gosse grelotter de froid, c'est encore pire.

- Oui bonhomme ?

- Je... j'ai faim.

- Ah. Euh...

"On doit continuer", veut-il lui faire comprendre. Mais cette bouille affamée... dur dur d'y résister.

Oui Eddie, prends une pause. Pour lui. Pour toi.

Ok, ok. Finir le trajet d'une traite est un projet compromis, définitivement. Ligués à deux contre lui, il ne peut pas lutter. Surtout qu'au fond, Brock sait que son symbiote a raison. Prendre cinq minutes ne leur fera pas de mal. Au contraire, cela l'aidera peut-être à rester plus alerte, plus à même de détecter l'enfant corrompu de Chthon.

- Ok, on va chercher de quoi manger. Il doit bien me rester un billet ou deux.

- Trop génial ! Je veux manger chinois !

- Chinois ? On... va trouver ça.

Et non. Pas des chinois. Juste de la nourriture chinoise, pense-t-il alors.

Oh, dommage...

Depuis peu, l'humour de Venom s'est développé. Ce qui n'est pas pour ravir son compagnon d'âme, tant les plaisanteries de l'extra-terrestre sont devenues courantes. A ces galéjades de mauvais goût, il réplique généralement par le silence le plus assourdissant, ici motivé par la recherche d'un bon traiteur chinois à proximité.

Tout va bien se passer. Ooooooh oui.
Prendre une minute pour soi, une fois, cela ne peut pas mal tourner.

La nuit est dure.

Elle peut être froide, elle peut être chaude. Elle peut être rongée par les ténèbres, ou illuminée comme une journée d’été.
Elle est toujours dure. Plus, en tout cas, que lorsque le Soleil éclabousse New York de ses rayons.

Rares sont ceux qui s’aventurent réellement la nuit. Rares sont ceux qui y errent pleinement, durant toute la nuit.
Et pour cause : la nuit est dure ; dangereuse. Brutale.
Sans concession.

Eddie Brock le sait.
Il le sait depuis des années… depuis qu’il a pu prendre conscience des choses ; des choses de la vie.
Il a voulu changer cela – la démarche est toujours en cours. Cela lui ronge sûrement le cœur, de savoir que Dylan y sera bientôt confronté… toujours bien trop tôt, évidemment.

La nuit est dure, ainsi, et les deux êtres errent, en recherche de nourriture, d’abri.
De repos.

Ils ont raison – mais cela n’arrivera pas. Pas forcément, en tout cas. Pas ce soir.
… car ils sont suivis.

Ils sont repérés, en fait.

Le Chevalier Noir les a repérés.
Sur les systèmes des Avengers. Sur les détecteurs du Manoir des Avengers. En faisant une recherche manuelle, sur les symbiotes – après que Tony les ait informés d’une visite d’une dénommée Mania, qui dit maîtriser son Klyntar.
Stark la croit. Dane Whitman… ne sait pas.

Il se méfie des symbiotes. Il se méfie des gens en symbiose avec quelqu’un, quelque chose.
Vieux souvenir personnelle.
Vieille blessure qui ne se refermera jamais.

Il a identifié ainsi la signature de Venom, en forçant les systèmes. Le Klyntar sait se faire oublier, des hommes et des machines.
Mais il l’a trouvé. Mais il l’a identifié. Mais il l’a pisté.
Et… il est là, maintenant.

A bonne distance ; mais avec un bon visuel, sur sa cible.
Eddie Brock. Venom.
Venom !
Le terrible. Le puissant. Le violent. Le destructeur. L’assassin. Le fléau de Spider-Man.
Ouais.
Venom.

… qui est accompagné d’un gamin, ici.

Un gamin. Un gamin qui n’a pas l’air forcé, et qui a même l’air d’apprécier Eddie.
Dingue. Troublant.
Suffisamment pour que Dane s’interroge. Suffisamment, surtout, pour qu’il envisage… pour qu’il choisisse de moduler son intervention.

Il souffle, et retire son casque puis sa cape.

Il les range. Comme il range Excalibur, l’épée sacrée qu’il glisse dans son fourreau, puis dans un sac immense qui se déplie après avoir été miniaturisé.
Merci, Hank, pour tes Particules Pym ; où que tu sois.

Whitman range, Whitman se change. Whitman avance, ensuite.
Plus discrètement.
Plus… banalement, en fait.

Il se glisse dans la rue. Il se fond dans la petite foule.
Il approche.
Il les suit ; puis les rejoint. Il sait bien que Venom est meilleur pisteur que lui.

Il a identifié, au loin, le traiteur chinois vers lequel ils vont. Il s’est souvenu de l’heure, il a vu l’enfant… il a compris. La faim les guide.
Ok, super. Ça risque tellement de mal se passer, tout ça.

Dane avance aux côtés du duo, et pénètre dans le restaurant avant eux.
Sans forcer. Sans se presser.
Calme. Serein. En contrôle.

Prêt, surtout. Prêt à agir… et, avant, à voir ce que Venom prévoit, pour ce fameux traiteur – et le gamin qui l’accompagne.

(HJ/ Très beau lancement, merci ! /HJ)

Il le savait.

Eddie Brock le savait.

Se détourner du chemin vers la planque était une mauvaise idée.

Tu devras quand même prendre du temps pour dormir, Eddie. Tu en as besoin.

Oui oui. Il dormira. Lorsqu'un toit au-dessus de leur tête et une porte fermée à double tour les sépareront de ce monde de merde.

Héritage génétique de sa fusion passée avec Peter Parker, le sixième sens de Venom s'active soudainement, lorsqu'un homme a priori des plus banals les dépasse, et pénètre dans le restaurant sous leurs yeux. Juste avant eux. Humain comme Klyntar n'ont pas encore su identifier avec précision la menace, sous son grand manteau, seulement son origine. Ce qui veut dire beaucoup, déjà. Ce n'est pas Carnage. Une vague de soulagement vient faire frémir le symbiote, en phase avec les émotions de son hôte.

Un nouveau problème se pose, cependant. Il est hors de question de se mettre en danger, et de mettre en danger des innocents autour d'eux, avec ce gus bizarre. Une victime qui cherche vengeance ? Un "héros", prêt à tout pour terrasser le monstre ? Un criminel, attiré par le pouvoir qu'un symbiote pourrait lui octroyer ? Peu importe, au final. A quelques pas de l'entrée du traiteur, Eddie s'arrête alors, en posant une main autoritaire sur l'épaule de son fils.

- Dylan.

- Hmm... quoi Eddie ? fit-il en secouant distraitement la tête.

Trouve quelque chose, mon frère.

Plus facile à dire qu'à faire, Venom.
Il s'est tant menti à lui-même que cacher la vérité à Dylan le révulse.
Mais pour le protéger encore un peu, juste un tout petit peu, c'est la seule décision valable.
En passant sa grosse main dans sa nuque, une grimace ô combien gênée altérant son visage, il tente le bluff.

- J'aurais dû vérifier avant, mais on a plus assez d'argent.

Et ça fonctionne. Malheureusement. Heureusement. Impossible à dire.
Devant l'air terriblement contrit de l'adolescent, il ne peut se retenir d'ajouter:

- J'ai laissé quelques centaines de dollars, là où on va. Ca ne fait que repousser le moment détente à demain midi. Promis, on ira.

- Pffff... y a pas le choix, j'suppose...

Un soupir discret glisse entre les lèvres trop souvent fendues.
Qu'il déteste décevoir Dylan. Qu'il déteste voir disparaître morceau par morceau les dernières traces d'insouciance de son fils. Qu'il en veut au monde d'être comme il est, d'infliger ça à un pauvre môme qui ne demande rien d'autre qu'un peu de sécurité et d'amour.

- Non petit frère, comme tu dis. Y a pas le choix.

Maintenant tous ses sens en alerte, et une discrète antenne de matière noire pour surveiller ses arrières, Brock reprend sa route, entraînant avec lui un gamin maintenant bien bougon. Plutôt que d'emprunter les grandes rues encore bondées, qu'une attaque de super-vilain décimerait en moins de temps qu'il ne faut pour y penser, il choisit plutôt de serpenter grâce aux ruelles, utilisant sa connaissance pointue des lieux pour perdre son potentiel assaillant. Souvent, il s'arrête à un angle, et attend quelques secondes, prêt à bondir sur cette proie qui se croit chasseur. Se faisant, le trajet se voit rallongé, assez en tous cas pour que Dylan se mette à traîner des pieds sur les dernières centaines de mètres avant leur place sécurisée.

On y est, Eddie, on y est !

Oui Venom. Cette fois, il semblerait que ce soit la bonne. Même s'il ne faut jamais vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué.

Colère, angoisse, méfiance. Peur, déception, découragement. Tant d'émotions traversent le cœur et l'esprit d'Edward Brock lorsque se révèle devant lui le Chevalier Noir, sans son armure, sans son arme, juste avec son courage en main. Son inconscience, l'ancien reporter pense plutôt. Ses gestes sont doux, appréciables. C’est ce qu’il montre aux yeux du monde. Ses intentions, en revanche, restent totalement inconnues.

Immédiate, donc, est la propulsion de symbiote, lorsque le justicier létal tend son bras vers Dane Whitman. La matière noire le saucissonne en une seconde à peine avant de l'accompagner heurter un mur. Les tentacules englobent la silhouette du héros, sans le lâcher une seule seconde. Le choc est violent, puissant, mais tout de même mesuré. Les os ne peuvent alors se briser, ni les organes s'abimer. Acte volontaire de retenue, ou coup de chance ?

- Eddie, non !

Dylan s'élance, pour essayer de tirer sur le bras d'acier de son protecteur. Même sans Venom, Brock est un homme incroyable, à la musculature qui ferait pâlir d’envie nombre de justiciers en costumes. Les mains de l’adolescent s’agrippent autant que possible. En vain.

- Si petit frère. Soit nous devons trouver une nouvelle planque, soit il faut faire disparaître le témoin. Et les endroits sûrs, ça ne court pas les rues en ce moment.

Le noir couvre l’épaule, le torse, les hanches puis les jambes.
Le symbole blanc, mi-araignée mi-dragon cosmique se dévoile, redouté par les New-Yorkais et les rares qui savent ce à quoi il correspond réellement. Eddie est menaçant, intimidant, alors qu’il gagne en volume. Un peu, juste assez pour s’imposer encore plus.


Il s'avance vers le Chevalier Noir, pour le regarder droit dans les yeux. Le blanc laiteux scrute sans pour autant chercher quoi que ce soit. Au fond d’eux, une froide détermination réside. Les mâchoires restent closes, la langue bien rangée entre deux rangées de dents cauchemardesques.

- Mais nous ne sommes plus comme ça.

Avec une douceur toute relative, Edward relâche Dane, en rappelant à lui la matière noire. Elle reflue avec beaucoup de fluidité, jusqu’à disparaître sous le hoodie, à l’abri des regards. Sans perdre un instant de plus, il se déplace ensuite vers les boîtes de nourriture, en donne une à Dylan et prend l'autre. Ses pas, rapides, en maîtrise, le mènent ensuite vers l'entrée d'un des entrepôts, duquel il lève d’une main le lourd rideau métallique qui dissimule ses intérieurs. Là, il pénètre plus avant au milieu des odeurs de poussière et de rouille, accompagné de son « petit frère » dont le regard navré ne parvient pas à quitter Dane.

Les mots qui suivent semblent inviter le Chevalier Noir à continuer la discussion, et donc à les suivre à l’envie.

- Pourquoi tu nous cherches, Whitman ?

Pas Venom. Eddie Brock. Pas Venom.
Venom, lui, reste sage, silencieux dans le fond de l'esprit de son hôte, conscient que ses propres craintes pourraient peser sur la tension déjà palpable du moment. Et des craintes, comme souvent, comme toujours, il en a beaucoup. Car se dégage de ce nouveau venu, ce Black Knight, une aura étrangement familière. Terriblement familière. Mais Eddie n’a pas besoin de savoir cela pour le moment. La priorité, absolue, reste de protéger le jeune Dylan. Et pour pouvoir accomplir cette mission, tous les esprits doivent être le plus clair possible.

Le plus possible, car les pensées de Brock n’ont que rarement été lumineuses, depuis qu’il a fait la rencontre des Klyntars. Et quand elles l’ont été, c’est qu’il les avait troublées par une foi aveugle.

Il écoute le blabla de leur invité imprévu, tout en se dirigeant vers un ensemble de containers dans le fond de l’entrepôt. Complaintes, complaintes, complaintes, menace à peine enrobée de sucre, recomplaintes… Incroyable. Et ce gars est un super-héros ? Même Spider-Man ne chouine pas autant.

- Un meilleur accueil, hein.

Dos à Dane Whitman, Eddie pivote légèrement pour faire glisser un regard sur le chef actuel des Avengers, avant d’ouvrir les grandes portes de métal avec un lourd grincement de métal. L’intérieur se dévoile: la pyramide de caissons asymétrique se révèle creuse, fort grande et surtout aménagée. C’est moins fruste que ce qui pourrait être… mais les armes alignées sur les parois ne trompent pas. Cette cache sert avant tout à des guerriers, pour se préparer à la guerre.

- C'est comme ça que nous accueillons les fouineurs. Je viendrais te trouver devant ta petite cachette perso en te disant que je te surveille, tu ne serais pas plus ravi.

Personne ne le serait.

Surtout quand on ne demande rien à personne.
Se débrouiller seul, tel a toujours été le mantra de Venom, que ce soit dans le vigilantisme extrême ou dans cette forme d’héroïsme qu’il espère endosser pour devenir quelqu’un de moins mauvais… et fournir le meilleur des exemples possible.

- On ne cherche rien, Dylan et moi.

Les yeux du garçon passent de Dane à son « frère » plusieurs fois, comme s’il hésitait à agir… avant de trouver le courage de se lancer.

- Mais il pourrait peut-être nous aider avec...

La réponse est sèche, directe.

- Non. Il ne peut pas.

Une petite voix vient chatouiller l’esprit d’Eddie, elle aussi davantage de l’avis du petit Brock.

Peut-être que...

Non. Définitivement non. Ce serait mettre Dane Whitman en danger, et les gens qui l'entourent également. Ses proches. Ses frères. Ses sœurs. Ses parents. Ses enfants, s'il en a. Leur ennemi est trop puissant, et trop discret, et trop fou pour mettre un innocent en porte-à-faux. Ici, point d'orgueil, d'ego ou d'honneur mal placé; il s'agit simplement de protéger ceux qui doivent l'être, ceux qui ne doivent en aucun cas être impactés par Carnage. Furibond d’être harcelé de toutes parts alors qu'il pense prendre la meilleure décision, Eddie s’éloigne à grands pas vers le fond de l’appartement de fortune, laissant derrière lui son protégé… qui se retrouve seul avec Whitman, de fait.

Définitivement aussi têtu que son modèle, le jeune adolescent s’installe à une petite table pour commencer à grignoter son pot de nourriture asiatique. Du pied, il décale une chaise, à l’intention de son seul interlocuteur. Qui se représente poliment.

- Dylan Brock. Bonhomme, c’est quand j’avais dix ans. Bon ? Bah oui ! Chinois, c'est toujours bon !

Il avale avec enthousiasme une grosse bouchée, en s’en mettant un peu sur les joues et beaucoup sur le menton. Apparemment, le manque de propreté au moment du repas est un truc de famille. Ou, peut-être, un truc de symbiote… Un bout de sopalin vient essuyer les plus grosses traces, dans la foulée.

- Excuse-le, on court depuis des semaines sans s'arrêter. Il dort presque plus.

Le Chevalier Noir a tué, sous l’influence de son épée d’ébène.
Il le regrette, oui. Il ne l’oubliera pas, aussi.
Mais c’est passé, oui. Et il n’est plus aussi dangereux.
Ah. Plus aussi dangereux ? Ha ha. Amusant.

Eddie Brock a tué, sous l’influence de Venom.
Il le regrette, et ne l’oubliera jamais.
Mais c’est passé. Sauf qu’il ne se ment pas à lui-même. Il reste dangereux. Il le restera toujours, avec ou sans son symbiote d’ailleurs. Ses capacités, affinées par toute la merde qui lui est tombée dessus, le rendent exceptionnel au sein de l’humanité. Exceptionnel, peut-être. Encensé ? Définitivement pas. De toute façon, il ne le cherche pas.

Il ne le mérite pas.

Eddie…

Il est un monstre.

Nous ne sommes pas cela, Eddie.

Les monstres ne sont pas des héros. Ils ne peuvent pas l’être.

Avec beaucoup d’efforts, peut-être que…

Ca a déjà été essayé. Quelques marginaux l’apprécient pour son « style extrême », mais ils s’arrêtent généralement à cela. Aux apparences. Celles de quand il était le « Lethal Protector ». Des souvenirs sombres, confus, brouillés. Des années terribles. Que Dane Whitman évoque, avec beaucoup de pincettes.

- Ouais, ouais, des histoires d'historique. Je connais. C'est pour ça que vous laissez le Punisher faire ses petites affaires dans son coin et que ce fou furieux de Hulk est une fois sur deux un Avenger acclamé, hein.

Le colosse de jade a tout de même réduit New-York en cendres, et Castle massacre à tour de bras des hordes de salauds, qui l’ont presque à chaque fois bien mérité.
Toujours deux poids deux mesures, pour les « gentils ».

- Tu as déconné toi aussi, mais tu t'es repris ? Eh bah, bravo champion. Ça fait deux beaux Chevaliers en Noir dans ce hangar. Pfff...

Au fond, Venom se hérisse. Ce qui fait hausser un sourcil à son hôte. C’et vif, désagréable et ô combien surprenant. Le terme Chevalier en Noir semble lui déplaire tout particulièrement. A croire que cela lui évoque de bien mauvaises choses, des échos venus d’un passé lointain. Eddie secoue la tête pour se reprendre. Si problème il y a, il sera traité en temps et en heure. Mais pour le moment, il faut gérer la sécurité de Dylan.

Une sécurité que l’invité surprise du jour semble proposer. Un coup de main. Une main tendue. Aider ? Peut-il aider ? Peut-être. Mais le problème reste le même. Carnage est là. Il fera du mal à tous ceux qui apporteront leur soutien, physiquement, psychologiquement, matériellement. Mais fuir toute sa vie… est-ce souhaitable pour Dylan ?

Non, mon Eddie. Tu le sais.

Hrmf.
Re-hrmf.
Brock se renfrogne, avant de soupirer un grand coup. Ses mains lâchent le pistolet qu’il est en train de manipuler avec beaucoup de précision pour se poser sur le plan de travail. Lasses, elles sont lasses. Las, il est las. Parce qu’il est seul pour élever ce fils qui ne sait rien de leur lien, qui ne sait pas se défendre, qui a besoin d’être heureux.

Le choix à disposition n’en est pas vraiment pas un, de fait.

- Tu as des enfants, Whitman ?

Eddie Brock... prend sur lui.
Fort, si fort, pour ne pas encastrer immédiatement la tête de Dane Whitman dans le plan de travail. Les propos du Chevalier noir l’ont plongé dans une tourmente personnelle dont il se serait bien passé, là. Evoquer cette idée à voix haute, bien qu'elle soit réelle, le met dans une fureur terrible. Si Dylan avait été à portée, s’il s’était discrètement approché comme il sait si bien le faire, si, si, si… tellement de merde potentielle qui risquait de tomber, à cet instant précis. Tout ça à cause de cet intrus, cet importun, cet…

EDDIE.

Mais il se retient. Non par miracle, pas grâce à une intervention providentielle, mais au prix d’un effort surhumain. Le genre auquel il s’astreint de plus en plus ces derniers mois. Sous sa veste refluent les tendons noirâtres, qu’il a senti immédiatement jaillir. A la place d’une agression injustifiable aux yeux de son fils, il prend plutôt la bonne décision et secoue la tête, pour chasser cette discussion qu'il refuse d'avoir.

Je suis fier de toi.

De la fierté. Il n’y a pas de fierté à avoir ici. Brock ne fait que ce qu’il faut, surtout. Monstrueux, il le sera toujours. Bestial, animal, illogique, ce n’est en revanche pas une fatalité. Il doit être meilleur, pour offrir le meilleur exemple possible à celui qui en cherche, qui en a besoin. Même si c’est dur. Surtout si c’est dur.

- Tu es père. Alors va, rentre dans ton château. Car si tu ne le fais pas, Carnage ira s'en prendre à ta fille. Tu ne veux pas ça. Je ne veux pas ça non plus. Il y a déjà assez de sang sur ces mains.

Un instant fugace, il regarde paumes et phalanges, ces énormes paluches, comme si elles étaient encore trempées de rouge. Non, il ne souhaite à personne ce chemin de violence. L’atmosphère s’alourdit et s’allège à la fois. Les émotions montent, montent, alors que les deux pères parviennent à se comprendre. Un peu.

- Retourne d'où tu viens. Ca vaudra mieux pour t...

- EDDIE ?!


L’ambiance change du tout au tout, en à peine une seconde. D’un coup sec et rageur, Brock détruit et dégage l'espace sur lequel il était en train de travailler. Venom le recouvre à une vitesse folle, alors qu'il s'élance, la peur se répandant dans ses veines comme un poison glacé.

Dylan, presque figé, recule de quelques pas et évite de justesse une lame rouge teintée d’une noirceur terrible. Elle fend l’air pour finir sa course à travers un container. L’acier hurle en se déchirant, un fracas abominable qui fait gémir de douleur le Klyntar, hypersensible à ce genre de stimulus.

Si seulement cela n’avait que ça.
La douleur, cette vieille amie, ils savent la gérer.

- Non...

Il faut fuir Eddie !

Alors que Dylan parvient tant bien que mal à se réfugier derrière lui, dérapant à moitié dans ses baskets trop usées, Eddie fait finalement face à une vision d'horreur, la pire qui soit dans sa situation.


Une horde de symbiotes humanoïdes. Noir et rouge. Définitivement agressifs.

Avec un symbole de spirale qui hante ses cauchemars.

Les agents de Carnage.

- Non. On ne peut pas fuir.

Dans ce coin discret de la métropole la plus super-héroïque du monde, parmi les ombres d’une soirée déjà bien entamée, un cataclysme s’abat. Deux chevaliers vêtus de noir se trouvent en son cœur. L’un preux et juste béni par la lumière, l’autre cru et hargneux, marqué par les ténèbres, font face à l’un des visages du mal, pour défendre leur vie et celle d’un enfant.

Dylan Brock, perdu, apeuré, tente de ramener à lui toutes les miettes de son courage bien malmené par l’horreur de la situation. Occupé par cette tâche pharaonique pour un garçon à peine entré dans l’adolescence, il peine à écouter le conseil pourtant très bon de Dane Whitman.

Les monstres qui ont pénétré dans leur sanctuaire l’obnubilent. De peur, bien évidemment, mais pas que. Leur essence, leur forme, leur esprit l’appellent, comme s’ils tentaient d’établir un lien, une communication, quelque chose d'obscur et d'absolument néfaste.

Une situation que ne perçoit pas Venom, tout occupé qu’il est à s’élancer vers le Chevalier noir déjà en action. Quelque part, même s’il ne l’avouera jamais, ne pas être seul à ce moment précis le rassure, malgré qu’il doive supporter un sens de l’humour déplorable. Pas autant que celui de Spider-Man, cela dit.

Il ne fait pas confiance en son allié de circonstance, qui le voit sans aucun doute aussi monstrueux que ces chasseurs. En même temps, il faut dire qu’il ne fait confiance qu’à une poignée de gens sur cette terre. Mais peu importe. Ce qui compte, c’est que Dylan a un deuxième protecteur, là, maintenant, tout de suite.

Mille pensées tourbillonnent dans son crâne, où elles doivent cohabiter avec une voix, celle d’un ami, d’un frère, presque une part de lui, qui exprime à travers émotions et images mentales ses inquiétudes.

Ils sont là pour lui, Eddie.

Bien évidemment qu’ils sont là pour lui. Carnage sait que rien ne pourrait faire plus souffrir Venom et son hôte que savoir Dylan en danger. Capturer son père est une tâche trop difficile en elle-même. Le forcer à venir en utilisant le bon appât, en revanche, n’est pas si ardu. Tout fou furieux qu’est le symbiote rouge et noir, il reste doté d’une intelligence terrifiante. Alors ce n’est pas le moment d’hésiter. Ils sont tous en danger, et l’enfant en premier.

- DYLAN !

Il sursaute soudainement. La voix déformée d’Eddie le réveille, comme un électrochoc.

- Nous nous sommes entraînés. Fais comme il a été dit.

Le garçon se perd une seconde dans la contemplation de celui qu’il pense être son frère, avant de revenir à la réalité. Ses cheveux blonds s’agitent dans tous les sens tandis qu’il se secoue enfin, en se dirigeant tant bien que mal vers un panneau électrique dans le fond du hangar. Une sortie secrète, dissimulée pour gagner un temps précieux en cas de fuite. Des débris jonchent déjà la cache, compliquant son parcours. Et personne ne peut l’aider. Pas en luttant contre ces monstres, en tout cas.

Ces derniers se jettent déjà sur le Chevalier pour déchiqueter son armure, sa chair et son âme. Rarement intentions auront été aussi claires que les leurs. Leurs griffes, aussi effilées que des rasoirs, laissent des marques dans le béton alors qu’ils franchissent les quelques mètres les séparant de leur proie. Le premier tente sa chance en bondissant, pour être arrêté net par un fouet noirâtre et massif. Venom est à l’affût, même si ses pensées sont toutes dirigées vers la sécurité de son enfant.

Le terrifiant appendice plaque au sol le suppôt de Carnage, profitant que l’attention de sa cible soit occupée par Whitman, et commence à le broyer contre le béton râpeux, aussi fort que possible. Sans succès. Bien que leur force n’égale pas la sienne, ces saletés restent sacrément résistantes. Le bout du fouet change en un clin d’œil : des piques acérés jaillissent, causant dégâts et douleurs. Des crissements terribles mais fort heureusement supportables font grincer des dents l’ancien reporter, alors que les lames digitales griffent encore plus le sol. Un pur enfer auditif.

La créature, transformée à la place en projectile improvisé, finit ensuite sa course en plein cœur de l’escouade symbiotique, aussi efficace qu’une boule de bowling face à des quilles. Elle lâche un hurlement en rebondissant douloureusement contre les autres, et va s’écraser quelques mètres plus loin dans un écoeurant fracas organique. Cela laisse une grosse poignée de secondes à Eddie Brock et Dane Whitman pour échanger quelques paroles.

L’immense gueule pleine de crocs coule, fond en l’espace de quelques secondes, pour dévoiler la grosse tête barbue du fugitif. Dans ses yeux, une peur réelle, contrebalancée par l’absolue volonté de s’en sortir, coûte que coûte.

- Je t’ai parlé de Carnage ? Ces choses sont ses pions, manipulés grâce au pouvoir de notre dieu sombre. Knull, le Roi en Noir.

Les rares lumières environnantes semblent soudainement pâlir, lorsque le nom est prononcé. Un frisson parcourt le dos de Venom, sans qu’il ne sache s’il vient de l’homme ou de l’alien. Brock observe cet inquiétant effet autour de lui, et grimace.

- Putain.

Puis, sans se démonter, il reprend et continue.

- Cette petite ordure de Kasady veut le réveiller. Pourquoi ? C’est le gars le plus détraqué que je connaisse. Et pourtant je me connais. Mais pour réussir, il lui faut ce que tous ceux comme nous ont en eux : des codices symbiotiques. On peut dire que c’est… UGHN !

Un choc lui coupe le souffle. Il a pris trop de temps pour parler. Sans sixième sens contre ces bêtes infâmes, Eddie n’a pas pu prévoir leur contre-attaque, et l’a subie de plein fouet. L’un des monstres le percute en pleine poitrine, et l’emporte avec lui jusqu’à une pyramide de containers. Le métal plie et se déchire comme du papier sur leur passage, mais la force de l’impact, elle, demeure. Avec un rugissement bestial, Venom échoue à se dégager, tant la prise de son assaillant est bonne, et forte, et assurée.

Déséquilibrées, les autres boîtes au-dessus d’eux chutent à la suite, les unes après les autres, enterrant le héros et son bourreau sous plusieurs tonnes de métal. Une situation critique, que Dylan remarque immédiatement. Avec des yeux d’horreur, il se fige, à deux pas du panneau électrique factice, à deux pas de son salut.