Externels troubles ( Domino / Dr Strange )

Il y eut un cliquetis, puis la porte s’ouvrit.

Le hall d’entrée du Sanctum Sanctorum était une pièce assez simple mais désuète. Une cheminée éteinte, sur la droite, répondait à deux fauteuils pensés à la manière d’une salle d’attente, ou d’un moyen d’offrir des sièges confortables moins privés que le salon du docteur. Quelques plantes en pots venaient égayer l’endroit, et la lumière de la rue tombait de chaque côté de la double porte grâce à de hautes fenêtres.
Le battant de bois se referma derrière la mutante avec un autre cliquetis.

Sur la gauche du vestibule, un escalier de bois sombre montait jusqu’à l’étage. D’ordinaire, ledit étage était clairement visible, bordant la balustrade qui dominait l’entrée. Aujourd’hui, ce n’était pas le cas. Approximativement à la moitié de l’escalier et des murs, le monde s’évaporait. Le papier peint, les tableaux et les marches de chêne s’effilochaient en volutes de fumée qui se perdait dans une immense ombre, sans fond ni limite. Il n’y en n’avait aucun signe à l’extérieur, mais pourtant, vu d’ici, la trame même du monde semblait se dissoudre en ombre et néant.
Stephen Strange se tenait au milieu de ce vide, clairement reconnaissable à sa longue cape rouge. Devant lui, s’étendant dans toutes les directions derrières les murs, une gigantesque toile d’araignée ondulait très doucement, sous l’impulsion d’une brise que personne d’autre ne ressentait. A plusieurs points stratégiques du fil d’argent, de petites sphères de lumières bleue pulsait doucement. Dans l’immédiat, le sorcier tournait le dos à Domino, mais il semblait être en train d’observer une des sphères lumineuses. Au son de la porte, il se détourna et claqua des doigts.

Ce fut comme une tourbillon de sable ou de poussière. Les volutes en lesquelles s’effilaient les murs se mirent en mouvement, gonflèrent, grandirent en importance, cachant la grande toile d’argent derrière une tornade de brun et de bleu et de bois. A une vitesse improbable, le maelström se solidifia, prolongeant la rampe, les marches, laissant reparaître la rambarde du premier étage et les lampes électriques et les plantes en pot et les fenêtres qui déposaient doucement la lumière de l’extérieur sur les tapis soignés. Le temps que Strange touche le sol, il ne restait rien du gigantesque abîme qui avait troué le plafond quelques secondes plus tôt : le Sanctum était à nouveau normal. Son propriétaire aussi : sa cape avait disparu, sa tunique aussi. Il ne portait plus qu’une confortable chemise bleue, un pantalon et des chaussures de ville.

- Bonjour, Neena.

La voix du docteur était tranquille, son sourire doux. Si on devait vraiment poser la question, il se portait étonnamment bien pour un trépassé.

- Désolé de ne pas t’avoir contacté plus tôt. J’ai… appris, pour ce que vous avez fait, Dane, Marc et toi. Merci. D’avoir essayé.

Il lui lança un regard, un seul petit regard, puis se détourna doucement. D’un geste du bras, il désigna les sièges confortables, près de la cheminée, l’invitant à en choisir un.

- Wong est de sortie. Est-ce que je peux t’offrir quelque chose, café, thé ? Qu’est-ce qui t’amène sur le pas de ma porte ?

Strange sourit à sa confession, tandis qu’il s’installait dans son fauteuil, près de la cheminée.

- Ce que vous avez fait était effectivement dangereux, et il y avait une forte probabilité qu’ils n’en reviennent pas. Ils ont de la chance de pouvoir te compter parmi leurs amis.

Le jeu de mot sur la chance n’avait rien d’involontaire, et tout de la plaisanterie badine. C’était quelque chose que Strange n’avait pas pratiqué depuis un moment, et ça n’était pas plus mal de se remettre un peu en jambes. Depuis la galerie au fond du hall, une petite procession de vaisselle flotta à travers les airs, pour se poser à côté d’eux, sur un petit guéridon. La tasse de café arriva en premier : ce ne fut que lorsqu’elle toucha sa soucoupe que la boisson noire se mit à fumer doucement et que ses arômes s’élevèrent dans la pièce. Une tasse de thé clair, au parfum fleuri, se posa devant Strange. Derrière, un petit sucrier légèrement bedonnant et une assiette de biscuits secs approchaient timidement, offrant silencieusement leurs services à la mutante.

Le Sorcier hocha doucement la tête à la mention de Krakoa. Il était effectivement au courant, pour la Nation mutante : d’abord parce que la nouvelle avait fait grand bruit, ensuite parce qu’il avait quelques contacts parmi la population mutante. Son entretien des relations sociales avait laissé à désirer, ces derniers temps, mais il essayait de se reprendre tranquillement. Après tout, il était déjà revenu dans le Sanctum Sanctorum. Il porta sa tasse à ses lèvres et pris une gorgée.

- J’en ai entendu parlé, oui. C’est une figure mystique à part entière. Il me semble qu’elle a été considérée comme potentielle Sorcière Suprême, fut un temps. Charles a aussi mentionné le fait que c’était une mutante.

Mentalement, il tentait de se rappeler ce qu’il savait de la Reine Noire. En vérité, peu de choses. Ils ne s’étaient pas encore rencontré, quoiqu’il la connaisse de réputation – et de livres écrits bien, bien avant qu’il ne soit né.

- Je suppose que ça n’est pas quelque chose que je t’apprends, mais Kulan Gath a récemment attaqué New York. Mon Sanctum, en vérité, pendant… mon absence. Séléné et lui sont de vieux rivaux, j’imagine logique que si l’un s’agite, l’autre suive de plus ou moins près.

Strange chipa un biscuit sur l’assiette et le grignota pensivement. Le sucrier, à côté de lui, alla doucement se poser sur la table, cuillère au flanc, prêt à intervenir si son aide était requise où que ce soit.

- Que veut-elle à Krakoa ?

Le docteur était resté silencieux, le temps de l'échange. D'abord par simple courtoisie, pour laisser à Neena le temps de développer son histoire comme bon lui semblait. Pourtant, lentement, le silence s'était fait plus réflexif : derrière ses yeux bleu glace, il pesait le pour et le contre. La maison entière semblait s'être fait silencieuse, quand Domino cessa de parler. Le magicien la dévisageait, son expression impassible.

- Je vois.

Il réajusta doucement sa position et porta sa tasse à ses lèvres. Son regard recroisa celui de Meena et il sourit. Fugacement.

- Suivez moi, je vous prie. Emmenez votre café et un biscuit.

Le magicien se mit debout et se dirigea vers l'escalier et les étages supérieurs. Le Sanctum semblait au repos, presque endormi : à la manière des brownstones, les couloirs n'étaient pas doté de fenêtres (privilège des pièces à vivre), tapissant leurs tours et détours d'une légère obscurité ponctuée d'une occasionnelle plante en pot ou d'une commode de bois sombre. Il monta jusqu'au premier étage, sur la mezzanine qui donnait sur le hall. D'un pas décidé, il traversa le tapis aux couleurs chaudes, ignorant les portes qui s'alignaient de chaque côté de la pièce et grimpa un escalier anguleux qui s'élançait vers le deuxième étage. Quand ils arrivèrent sur le pallier, la porte qui leur faisait face s'ouvrit d'elle-même.

La maison des Stranges était relativement normale, d'apparence - si on ignorait l'évident aspect vieillot, et le fait que Domino était entrée au moment où le docteur tissait des sortilèges au rez-de-chaussée. La salle de travail, elle, n'avait rien de très normal.
De hautes jarres de fonte s'entassaient par là ; là-bas, le mur était tapissé de livres, dont certains étaient enchaînés à la bibliothèque ; ici, des sphères de métal liquide flottait au-dessus d'un tapis aux dessins mouvants ; dans le fond, une poignée de fées luminescentes dansaient dans et devant une peinture à l'huile. Une large fenêtre, ronde, dont le cadre traçait un symbole de bois dans le verre, laissait entrer la lumière du jour.

Stephen Strange s'approcha d'un coffre de métal cylindrique, monté sur trois pieds. Sa surface était couverte de symboles élégants, qui se mêlaient en arabesques précises.

- La Reine Noire fait relativement profil bas, de mon côté du monde. Pas assez pour que je n'en n'ai pas entendu parler, mais assez pour que je souhaite m'informer un peu plus avant de m'y lancer tête baissée.

Le magicien avait changé aussi. Sa chemise simple avait disparue, remplacée par une tunique aux manches remontées. Son amulette pendait à son cou. Il claqua des doigts et le coffre s'ouvrit : dedans, flottant à quelques centimètres d'une garniture de velours sombre, se trouvait une réplique miniature de la planète terre, bleu et verte, entourée par les volutes discrètes des nuages. Le magicien se posta devant et le globe frémit doucement.

- Avez-vous un plan, pour le moment ?

L'image de la Terre disparu, laissant une sphère de brume sur le velours du coffre. Les spirales pâles se mirent en mouvement d'elles-même, s'étalant autour du réceptacle, traçant des images dans les airs. En réponse, l'amulette que le magicien portait ouvrit paresseusement sa paupière de cuivre, tandis qu'il tissait des sortilèges de recherche - des sortilèges pour voir et savoir sans être vu. Pour trouver l'emplacement de Séléné et, si possible, estimer ses défenses d'ici.

- Hmm.

L’endroit pulsait de magie. Il la sentait d’ici, ancienne et cruelle et prête à en découdre. Des envoûtements résiduels l’empêchaient de pousser ses recherches plus loin. Pour autant, il était dans son lieu de pouvoir, avec ses artefacts à portée de main. Il y avait à parier qu’il pourrait passer les défenses de Séléné. Il n’était pas suffisamment stupide pour croire qu’il pourrait le faire sans être perçu, et que la magicienne ne rétorquerait pas si il mettait son nez dans ses affaires.

- Elle est assez isolée, oui. Gardons les bombardements satellites au placard pour le moment, cela dit.

La mutante avait mentionné des serviteurs, placés sous influence psychique. Conséquemment, des innocents que Strange ne voulait pas nécessairement voir pris dans les conséquences fâcheuses qu’auraient un bombardement intensif et brutal de la zone. Peu importait le sentiment de sécurité qui accompagnait l’idée.

- Avez-vous prévu des renforts, ou est-ce juste nous ?

L’image changea légèrement, tournant pour observer la maison sous un autre angle. Mêmes envoûtements aux fenêtres et aux portes. Personne en extérieur ou au carreau.

- Les sorciers sont… territoriaux, faute de meilleur terme. Cet endroit sera son lieu de pouvoir, ou un de ses lieux de pouvoirs : elle y aura tissé de multiples envoûtements pour se protéger et s’aider. Ses serviteurs peuvent aussi bien être humains qu’animaux ou arbre ou ciel. Si l’objectif est de la contenir et de la traîner de force jusqu’à Krakoa, je vais devoir démanteler sa toile avant que nous chargions par la porte d’entrée.

C’était difficile, mais pas impossible. Le Sanctum Sanctorum était rempli d’envoûtements liés aux Strange. Dans ses murs, leurs rituels étaient plus puissants, leurs protections plus solides. L’air et la lumière les y protégeaient et leur apportaient leur soutient. Pour autant, le Sanctum était déjà tombé. C’était faisable : simplement, s’il y allait frontalement, le magicien n’aurait pas assez de temps et d’énergie pour défaire les envoûtements et affronter Séléné.

- Si vous l’occupez suffisamment longtemps, je peux déraciner une partie de son pouvoir. Il me faudra demander un peu d’aide extérieure, mais ça paraît faisable. Ou alors…

Il pencha la tête en observant la maison, puis leva les yeux vers sa bibliothèque. Son regard s’arrêta sur une couverture, pensif, puis revint à l’image. C'était une chose étrange : l'artefact produisait une légère lueur, qui se reflétait dans les yeux du magicien comme sur l'amulette qu'il portait au cou, elle-même en forme d’œil, à demi-ouverte.

- Je peux nous faire entrer par esprit. Je devrais peut-être demander à Jericho. Une possession rapide : nous nous mêlons à ses protections, prenons contrôle de deux de ses serviteurs, et nous en servons pour détraquer sa toile de pouvoir de l’intérieur. Ensuite, le Conseil pourra la forcer jusqu’à Krakoa. Ce serait plus efficace que de vous laisser seule face à elle pendant que j’œuvre dans l’ombre.

Quelque chose changea, sur l’image. Les couleurs du paysage semblèrent faiblir, tirant sur le gris. De nouveaux symboles apparurent à côté de ceux, violets, aux fenêtres, longeant les murs, le toit, le cadre de porte. L’Orbe étudiait délicatement les protections extérieures de la maison, avançant doucement, se refusant à aller trop loin de peur d’être pris. Il ne cherchait pas à percer les secrets du château, simplement à en inspecter les murailles à distance respectable.

- Considérez ça comme une mission de sabotage sans votre corps. Je pense pouvoir nous faire passer les protections et nous glisser dans la tête de deux de ses serviteurs, invisibles dans la masse. Nous n’aurons qu’à trouver quelques endroits où elle pratique son Art plus qu’ailleurs et à y déposer ces fleurs.

Elles étaient six, à reposer sur sa paume. Elles n’étaient pas très effrayantes ou très magiques, à vrai dire : ce n’était que de petites fleurs blanches, à peine la taille d’une phalange. Ce n’était pas tout à fait des fleurs non plus, à vrai dire. C’était des sortilèges, faits pour voyager avec eux en esprit, suffisamment petits pour être indétectables. Les fleurs n’apparaîtraient que lorsqu’elles seraient nécessaires, et pas avant.

- C’est une tentative risquée. Séléné verra peut-être à travers la ruse. Peut-être qu’elle percevra ma magie. Peut-être que mes pouvoirs ne seront pas suffisants pour déstabiliser les siens. C’est le meilleur plan que j’ai à vous proposer pour le moment. Je serai avec vous en esprit, et le Sanctum veillera sur nos corps. Prenez le temps de finir votre tasse avant de répondre, nous ne sommes pas pressés.

Strange fixa la fleur un bref instant.

- Votre île est définitivement pleine de surprise.

Le magicien tendit une main vers la plante, sans la toucher. Elle se décrocha délicatement de la sphère de Domino et vint flotter à quelques millimètres à peine de sa paume, toujours sans aucun contact. Ses propres fleurs s’étaient mises à virevolter autour de lui. Son amulette, elle, n’avait d’yeux que pour le fragment endormi de Krakoa, comme si elle pouvait percer chacun de ses pétales et de ses grains de polen.

- Oui, j’imagine que ce serait comme une séance à trois… en ajustant un peu la transe, et avec un ou deux stabilisateurs… hmmm. J’ai quelque chose pour vous, Neena.

Un petit anneau vint flotter jusqu’à la jeune femme. Cuivré, on aurait cru que quelqu’un avait forgé une ligne de sanskrit avant de la courber délicatement en une boucle parfaite. Rien n’expliquait que sa taille ait été adaptée à la main de Domino, et pourtant l’anneau lui irait comme s’il avait été fait sur mesure.

- Il permet normalement de continuer à utiliser certains sortilèges sous forme astrale. J’ignore si votre mutation sera toujours effective si vous n’êtes plus qu’en esprit, mais ça ne peut pas faire de mal de couvrir ses arrières. Par ici, s’il-vous-plaît.

Dans un coin, deux fauteuils se faisaient face, séparés par un petit guéridon. Dessus, une longue bougie trônait sur un bougeoir légèrement ternie, visiblement neuve. Les fleurs qui entouraient le magicien avaient disparu, à l’exception de la Krakoanne. Il s’assit, et lui fit signe de faire de même.

- Installez-vous confortablement. Nous serons partis un moment, dans le meilleur cas de figure. Nous serons très probablement séparés à l’arrivée : infiltrer la toile de protection de Séléné est déjà complexe, et je ne peux pas m’assurer que nous nous trouvions au même endroit une fois ses protections passées. Nous infiltrerons le sort de contrôle. Vous vous retrouvez au contrôle d’un corps et d’un esprit qui ne sont pas les vôtres. L’expérience ne sera pas agréable, mais tâchez de vous faire le plus discrète possible. Cherchez un lieu d’importance mystique – un laboratoire, un temple, une bibliothèque, qu’importe. Mieux vaut poser une des fleurs de sabotage au mauvais endroit que de ne pas en poser assez. Vous en aurez trois, en plus de la fleur de Krakoa.

Elle avait disparu, d’ailleurs. Elle ne flottait plus à proximité du docteur, n’avait pas été rangée dans une boîte ou une poche. Elle n’était simplement plus là.

- Elles seront avec vous quand vous en aurez le besoin, et pas avant. Elles entreront normalement en résonance – Krakoa pourra étendre sa conscience à travers les sept fleurs. Pas besoin de les planter, cachez les simplement sur un lieu chargé de la magie de Séléné. Si nous nous croisons, nous nous reconnaîtrons.

Le docteur claqua des doigts et la mèche de la bougie, entre deux, s’embrasa joyeusement. Elle frémissait sous les mouvements d’airs de la pièce, orange, jaune, rouge. Strange accrocha le regard de la mutante, par-dessus la flamme.

- Bien. Inspirez. Expirez. Lentement, parfait. Inspirez. Expirez. Inspirez…

Il fit de même, inspirant et expirant au rythme de sa voix. Leur respiration ralentit doucement, doucement, doucement, puis soudain…

- Expirez.

Leur souffle résonna légèrement, comme un écho dans un tunnel. Entre eux, la flamme de la bougie s’immobilisa soudainement, parfaitement droite, comme s’il n’y avait plus d’air dans la pièce. Un battement de coeur plus tard, ils flottaient dans la pièce, à un mètre de leurs corps assoupis. Strange prit le bras de Domino, comme pour la soutenir.

- Bienvenue sur le plan astral. Prenez le temps de vous y habituer.

Sa voix sonnait normale. Son contact semblait réel, solide contre son bras. Pourtant, le docteur était très légèrement translucide. Sa silhouette, légèrement bleutée, était piquetée d’étoiles à peine discernables, comme s’il avait été découpée dans un nuage cosmique. Si elle se regardait, Neena verrait la même copie étoilée de son corps physique – qui, du reste, dormait devant elle dans une chaise. Deux objets semblaient un peu plus réels que le reste de leur forme : l’anneau offert un peu plus tôt et l’amulette autour du cou du docteur.

- Venez. N’hésitez pas si vous avez des questions, prenons le temps du trajet pour vous faire à cette forme.

C’était étrange. Ils ne volaient pas vraiment – ils flottaient pourtant dans les airs, à travers le toit du Sanctum et au-dessus des lumières de New York. Mais ils semblaient moins se déplacer à travers le monde que regarder le monde se déplacer autour d’eux, tourner jusqu’à les amener en Louisiane, jusqu’à ce que les arbres courbés laissent émerger le toit pointu de leur cible. Elle était différente, d’ailleurs, de l’image qu’ils avaient étudié depuis la maison du docteur. Pas d’un point de vue architectural, mais d’un point de vue mystique. D’ici, ils percevaient bien mieux les protections et la toile de pouvoir qui s’étendaient à travers le domaine. Des formules pourpres avaient été dessinées dans les airs, tout autour de la maison. Des fils de pouvoir s’enfonçait dans les murs de la bâtisse, entouraient la porte, encadraient les fenêtres.
Strange leva la main, et des volutes bleutées apparurent au bout de ses doigts.

- Je vais nous ouvrir un passage. Une fois de l’autre côté, complétez votre objectif coûte que coûte, le plus vite possible. Plus vite Charles et Krakoa pourront nous venir en aide, meilleures sont nos chances de survie.

Les volutes devinrent symboles puis formules, écrits d’une main légèrement tremblante. De l’index, le magicien dessina un cercle de glyphes, puis le poussa doucement vers la barrière de Séléné. Plus il s’en approchait, plus le bleu tirait vers le violet et plus les lettres se déformaient pour reproduire la graphie du reste des protections. Le docteur flotta légèrement de côté, pour laisser passer la mutante.

- Touchez le cercle, et nous sommes partis. Bon courage, Neena. On se retrouve de l’autre côté.

Il y eut un léger frémissement, puis quelque chose de froid sous sa peau. C’était un coeur, un coeur qui ne battait plus, mais qui reposait silencieusement dans sa poitrine. Lourd. Froid. Mort. Un frisson le parcourut, parcourut sa peau. Le monde se focalisa, prenant couleurs et formes, et Stephen Strange se trouva dans une haute pièce. Deux yeux couleur d’onyx le fixaient, encadrés de cheveux de jais.

Eliphas cligna des yeux et sourit. C’était un sourire triste, un peu froid.

- Pas plus que d’ordinaire, Dame.

Son coeur était froid et mort, mais Strange aurait juré sentir un pincement. C’était un esprit étrange, à demi-dévoré par le chagrin, et chaque fois plus dévoué à ces deux yeux d’onyx et ces cheveux de jais. Séléné. L’amour du vampire était omniprésent, comme le gel en hiver, engourdissant tous le reste. Il se tenait assis sur le côté, entièrement habillé, un gobelet vide taché de rouge dans les mains. Les autres membres de la pièce n’étaient vêtus que d’un peu d’or et de parfums. S’il tendait la main, il aurait pu toucher Séléné. Il n’avait simplement pas le droit, alors il n’essayait pas. C’était son plus gros soucis, et le seul qu’il ait jamais eu.

Il y avait quelque chose d’autre, autour du coeur froid. Quelque chose qui vrombissait et frémissait, et qui n’avait rien à voir avec le vivant. Strange devait être prudent. Les yeux d’onyx s’attardèrent un moment, puis se dirigèrent leur attention ailleurs.

La pièce dans laquelle ils se trouvaient n’auraient pas pu tenir dans le manoir de la Louisiane qu’il avait étudié auparavant. Son plafond était impossiblement haut, soutenu par de hautes colonnes de marbres. Les murs étaient peints de fresques évoquant une forêt au clair de lune, et le plafond semblait pris par les brumes. Les canapés et les coussins étaient confortables, riches. La lumière vacillante de brasero éclairait l’endroit. Des toges et des tuniques étaient visibles ça et là, plus rarement sur un corps humain dévoué à Séléné. Eliphas (« Eli Bard »?) faisait tâche, au milieu du décor antique, avec son costume noir et la cravate qu’il ne pouvait pas desserrer. Stephen Strange se cachait enfoui dans ses pensées, a peine plus qu’un murmure. Le vampire ne l’avait pas senti. Séléné, peut-être. Il devait être prudent.

Quelqu’un s’approcha de la Reine Noire, et le vampire porta par réflexe sa coupe à ses lèvres, pour noyer un nouveau pincement au coeur. Elle était vide. Il l’observa un bref instant, comme si elle l’avait personnellement trahi, avant de se lever. Il y avait une large table, près de la porte, couverte de boissons et de fruits et de morceaux de repas. Le vampire y marcha, et le docteur émergea doucement entre ses pensées.

- Nous pourrions aller prendre l’air.

Il trouva un pichet et rempli sa coupe. Il la porta à ses lèvres, et sans y réfléchir se déplaça vers la porte.

- Déjà ?

Les yeux d’onyx le fixaient à nouveau, dans son dos. Contre sa paume, la poignée de laiton était chaude. La coupe, elle, semblait glacée.

- Seulement si vous m’y autorisez.

- Je t’ai connu plus endurant.

La pique fit mouche, et le coeur froid fut à nouveau mordu de tristesse. Ses racines s’aventuraient loin, labourant la terre de son esprit. Eliphas n’était plus grand-chose, désormais : il n’était que tristesse, une terre désolée par l’hiver cherchant désespérément à se réchauffer à la lumière d’un soleil indifférent. Résigné, il se tourna vers Séléné.

- Tu n’aimes pas ce que tu vois ?

- Non, pensa le magicien.

- Si, répondit le mort.

La déesse sourit et se laissa aller à nouveau. La lumière des flammes dansaient, à la surface de sa peau et de celle de ses serviteurs, comme elle dansait sur la coupe d’or d’Eliphas. Le vampire, docile, revint à son siège. C’était, a minima, peu pratique. Le docteur n’osait pas trop se faire remarquer : si Séléné le détectait, elle ne le laisserait pas partir. Et n’étant ici qu’en esprit, il ne serait certainement pas capable de l’affronter dans son lieu de pouvoir. Il priait, intérieurement, pour que Neena ait eu plus de chance. Au moins, tant que Séléné était là, elle n’était pas avec l’autre agent infiltrée.

- J’ai soif, Eliphas.

Les yeux d’onyx, à nouveau. Le vampire suspendit son geste, sa coupe à quelque millimètre à peine de ses lèvres. Docile, il s’approcha, et porta sa coupe aux lèvres de la magicienne. Elle but, doucement, sans toucher le serviteur ou le calice, puis sourit.

- J’aurais peut-être soif plus tard.

Le vampire se redressa, rigide, presque mécanique, et marcha de nouveau jusqu’à la table et le pichet. Il remplit sa coupe et retourna s’asseoir à son siège, buvant moins et à toute petite gorgée pour préserver autant de boisson que possible si sa Reine lui demandait à nouveau à boire. Personne ne le vit, et il ne s’en rappela pas, mais il plaça aussi un unique pétale blanc dans la coupe. Le morceau de fleur disparu comme il était apparu, dans le liquide. Strange n’osait pas y aller avec une fleur entière : si la Reine buvait son sortilège, pétale par pétale, peut-être ne le remarquerait-elle que trop tard. Il fallait espérer, du moins.